- HISTOIRE - Statut scientifique
- HISTOIRE - Statut scientifiqueDepuis Hérodote et Thucydide (pour qui le récit historique est œuvre d’art, à la gloire des héros, 精兀猪見 﨎晴﨟 見﨎晴), les sociétés occidentales se sont préoccupées de leur destin en termes d’histoire; première en date des sciences humaines, l’histoire au long d’un itinéraire apparemment sans fin a revêtu les aspects les plus disparates: de l’apologue au récit épique, du chant commémoratif à la chronique, de la dissertation appliquée à la satire partiale. Tant de formes d’histoires reflètent au moins une commune inspiration qui constitue la justification de ces desseins divers: «Je définis volontiers l’histoire, écrivait Lucien Febvre en 1947 à propos d’un ouvrage de violente polémique, un besoin de l’humanité, le besoin qu’éprouve chaque groupe humain, à chaque moment de son évolution, de chercher et de mettre en valeur dans le passé les faits, les événements, les tendances qui préparent le temps présent, qui permettent de la comprendre et qui aident à le vivre.»Depuis un siècle, l’histoire scientifique n’a cessé de rechercher la définition qui rejette dans l’enfer des para-histoires toute une littérature bavarde, chroniqueuse et scandaleuse (qui tient cependant sa place dans la mémorisation collective). C’est évidemment sur ce plan scientifique qu’il faut tenter de rendre compte des mutations épistémologiques essentielles, des renouvellements qui se sont produits et qui touchent à la fois, indistinctement, objet et méthodes. En ce sens, l’histoire, non plus qu’aucune autre science de l’homme, n’a échappé aux remises en question provoquées dans la première moitié du XXe siècle par la pensée de Marx, dans la seconde par celle de Freud. Dans ce mouvement séculaire de l’historiographie, les débats ouverts naguère ne sont point encore clos: l’historiographie allemande s’est complue longtemps dans des discussions théoriques auxquelles les historiens français répugnent d’ordinaire; les différentes écoles qui se proclament marxistes ne manquent jamais de rappeler dans leurs études les postulats fondamentaux de leurs recherches, quitte à les oublier en chemin; dans maints pays, la tradition universitaire libérale a favorisé l’épanouissement d’écoles dont le chef de file a exercé une influence exceptionnelle sur plusieurs générations; ainsi Benedetto Croce en Italie.Pour situer au mieux les principaux courants, la meilleure méthode d’exposition consiste encore à faire référence aux débats fondamentaux qui, du romantisme à l’histoire dialectique, ont marqué autant d’étapes de cette mutation: à ce titre, l’exemple français est privilégié, car il est toujours resté ouvert aux grands mouvements qui ont présidé à ces redéfinitions de l’histoire en tant que science.1. L’histoire positivisteComme son qualificatif l’indique, c’est dans la seconde moitié du XIXe siècle que la science historique s’est donné le corpus systématique de règles habituellement connu sous le nom de méthode critique: après les grandes fresques romantiques, les historiens de métier ont élaboré cet ensemble qui commande l’analyse des documents et, du même coup, l’établissement des faits. Au moment où la méthode positive triomphe dans les sciences physiques et naturelles, où Auguste Comte décrit le troisième âge de l’histoire humaine, les historiens sont à l’unisson: Allemands en tête, qui proclament haut et fort les définitions fondamentales, Leopold von Ranke le premier, pour qui écrire l’histoire consiste à raconter ce qui s’est passé, «wie es eigentlich gewesen ist ». À la suite de l’historiographie allemande (notamment après 1870 pour la France), toutes les écoles nationales ont emboîté le pas, et reconnu le primat de la méthode critique.L’analyse critique du documentLes vertus de la méthode critique ne sauraient en effet être contestées. En face d’un document, écrit ou non, l’historien doit se poser des questions aussi élémentaires que celles-ci: Qui l’a écrit (ou fait)? Quand? Comment? Où? De même, la règle qui récuse le témoin unique, incapable d’emporter à lui seul la conviction. Testis unus, testis nullus . De même, devant une copie dont l’authenticité n’est pas immédiate, est-il de bonne méthode de rechercher l’original, de dater celui-ci et celle-là, de déceler les fréquences d’erreurs dans les copies, les variantes d’une copie à l’autre, de mettre en question la crédibilité du document. «Critique externe» et «critique interne», autant de règles rigoureuses adoptées depuis des siècles par les philologues, et auxquelles les historiens ne pouvaient se dérober. Longuement décrite à la fin du XIXe siècle par Charles Victor Langlois et Charles Seignobos, la méthode critique, qui se voulait alors toute la méthode historique, a été réaffirmée avec agressivité et solennité par Louis Halphen au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en 1946, dans son Introduction à l’histoire .À vrai dire la nécessité d’une analyse critique des documents n’est pas réellement contestée. Même les spécialistes d’histoire économique qui manipulent des séries chiffrées dont l’apparence donne une impression de rigueur ne se dispensent pas de cet examen et ne se fient pas naïvement à la loi des grands nombres pour s’épargner des vérifications et contrôles toujours nécessaires: quelques mésaventures, rares mais bien connues, subies par des spécialistes de trafics méditerranéens ont suffi à juguler les imprudences. Quiconque a manipulé livres de compte, mercuriales ou tableaux statistiques sait à quel point l’examen critique de ces séries est nécessaire et qu’il ne suffit point de refaire les additions.Mais la méthode positiviste postule une compréhension précise de l’histoire, et qu’il faut saisir exactement: l’analyse critique du document est tout le travail de l’historien, qui, selon la formule d’Halphen, doit s’effacer devant le témoignage; caricaturalement, Alain voyait ainsi l’histoire comme une juxtaposition de mémoires dûment critiqués. Sans aller aussi loin, il reste que cette méthode, par ses seules vertus, réduit en une seule définition le fait brut et l’histoire; la succession des faits en un récit chronologiquement ordonné, sanction de l’effacement, postule des relations simples de cause à conséquence: post hoc , propter hoc , selon l’expression des scolastiques. Ce déterminisme rigoureux de l’accidentel n’admet qu’à grand peine l’«innocence d’une coïncidence», cauchemar de l’érudit. Enfin l’établissement de ces enchaînements chronologiques se réalise d’autant mieux que les «faits» ont été plus abondamment décrits par les actes officiels, les chroniqueurs, les mémorialistes; ainsi l’histoire positiviste at-elle pu prospérer en premier lieu dans l’histoire politique.Le déterminisme en histoireRaconter les faits tels qu’ils se sont passés, et tels que les témoins permettent de les restituer ne relève donc pas d’une méthode aussi simple qu’il a été dit souvent: de l’analyse critique des documents, l’historien passe, consciemment ou non, à une philosophie déterministe du changement, du devenir humain. En particulier les successeurs de Michelet, d’Augustin Thierry, de Mignet auraient voulu que cette science soit aussi solidement fondée en lois d’analyse que les sciences de la nature: condition de son progrès qui doit accompagner même avec quelque retard, celui des sciences exactes.De là découle l’ambiguïté du statut des historiens positivistes aujourd’hui: nul d’entre eux n’invoquerait, pour justifier son attachement exclusif aux méthodes définies il y a bientôt un siècle, ce déterminisme rigoureux auquel les sciences de la nature n’ont plus recours elles-mêmes, ni, à fortiori, ne ferait réference à un progrès plurilinéaire des sciences et des techniques. Mais cela n’enlève rien à cette rigueur critique dans l’analyse du document que continue à enseigner l’École des chartes aux futurs conservateurs des archives et qui demeure vertu élémentaire pour tout homme du métier. Cependant, il y a bien longtemps que maints historiens l’ont proclamée nécessaire mais non suffisante, et ont réclamé d’autres méthodes et d’autres curiosités.2. Problématique et histoireDans le même temps où l’histoire scientifique se définissait de la sorte, appuyée par le consensus général des universitaires et des gouvernants, par la multiplication des revues savantes (Revue historique , Historische Zeitschrift , English Historical Review , etc.),de nouvelles exigences s’exprimaient: celle diffuse et puissante à la fois, qui émanait du marxisme et dont une des réalisations immédiates les plus originales a été l’élaboration de l’Histoire socialiste entreprise par Jean Jaurès et ses amis, Georges Renard, Albert Thomas, etc.; celle, plus ouverte encore, de Henri Berr, fondateur de la Revue de synthèse historique en 1902 et, en 1920, de la collection «Évolution de l’humanité», dont le rayonnement a été mondial; celle enfin de la revue Annales d’histoire économique et sociale , fondée en 1929 par Lucien Febvre et Marc Bloch, qui, après un long combat, a renouvelé en profondeur le métier d’historien et qui continue à exercer une profonde influence sur les nouvelles générations. Sans retracer ici l’histoire de ce vaste mouvement, de ses polémiques souvent ardentes (qui ont affublé l’histoire positiviste de qualificatifs péjoratifs: histoire événementielle, historisante), il faut en retenir les deux innovations essentielles: le programme, la méthode.Économie et sociétéLe programme ne peut se définir simplement par ce dépassement du politique au bénéfice de l’économique et du social, que sollicite toute référence au marxisme. La meilleure façon de le comprendre est sans doute l’image de ces réunions hebdomadaires pluridisciplinaires tenues à Strasbourg peu après la Première Guerre mondiale, où les jeunes professeurs de l’Université française confrontaient lectures, questions et expériences: Charles Blondel, Lucien Febvre, Marc Bloch, Gabriel Le Bras, Georges Lefebvre, Henri Baulig, Maurice Halbwachs, Sylvain Lévi, parlant d’histoire, de sociologie, de géographie, de psychologie; soit encore l’évocation des «journées de synthèse» organisées par Henri Berr dans le cadre de la revue, pour examiner une notion clé du vocabulaire des sciences physiques et humaines, l’idée de civilisation par exemple en 1933. L’historien s’intéresse à toutes formes de l’activité humaine – présente ou passée – susceptibles de l’éclairer sur le devenir humain : comme l’ogre de la fable, écrit Marc Bloch, là où il sent l’homme, il reconnaît son gibier. Il est ouvert aux préoccupations, aux curiosités des spécialistes qui travaillent le champ des autres sciences humaines: la mentalité primitive, les causes de suicide, les niveaux de vie et les classes sociales, le moulin à eau ou à vent, la brouette et le bouton...À cette curiosité, parfois les archives ne pourront apporter que de maigres éléments de réponse, d’aucuns se sont gaussés à l’époque de ces exigences impossibles à satisfaire. Beaucoup ont attiré l’attention sur des séries d’archives négligées et entraîné leur mise en exploitation: telle la série B (judiciaire) des archives départementales françaises. De toute façon, le renouvellement du champ de l’histoire est patent et seules le limitent les lacunes de la documentation.Le document, confirmation d’une hypothèseCependant la synthèse historique n’est pas seulement cette réfutation d’une philosophie du devenir humain que postule implicitement l’histoire, récit événementiel. Les novateurs dans les années vingt et trente de ce siècle mettaient l’accent sur une exigence méthodologique fondamentale, résumée en un seul mot: le problème. Toute recherche historique trouve sa justification dans la mesure où le chercheur s’efforce de résoudre une question bien délimitée qui se situe elle-même dans une perspective exactement définie. Autrement dit, comme le spécialiste des sciences physiques, l’historien doit procéder par hypothèse, recherche documentaire de la preuve, reconstitution des éléments de réponse, vérification ou infirmation du point de départ; ce dernier est donc l’hypothèse, moteur essentiel de la démarche du chercheur, et la fécondité d’une recherche est fonction de la perspicacité avec laquelle cette hypothèse de départ a été établie. Une telle exigence qui n’avait rien d’original aux yeux des scientifiques, habitués depuis longtemps à reconnaître que la science crée ainsi son objet, a provoqué des résistances parmi les gens de métier: admettre que seule une problématique cohérente, établie avec prudence et imagination à la fois, peut animer la recherche et faire «parler» le document, c’était bien reconnaître que la description linéaire de celui-ci, même critiqué, ne fait pas d’elle-même jaillir les problèmes; et qu’un morne lecteur n’est point historien valable, mais au plus «manœuvre de l’érudition», selon le mot de Marc Bloch.Tout effort de recherche était donc à situer dans une perspective d’ensemble, susceptible de fournir au terme de l’investigation les éléments d’une explication globale, qui restituait peu ou prou à l’histoire les dimensions et les ambitions revendiquées à l’époque romantique. Les domaines de l’économique et du social conservaient leur importance, certes, enrichis d’économie politique et de sociologie, mais il s’y ajoutait l’étude du contexte culturel, au sens le plus large, nourri de psychologie et de linguistique comme dans Les Rois thaumaturges de Marc Bloch et le Rabelais de Lucien Febvre, qui sont des ouvertures vers Michelet autant que vers Marx.Cette perspective, marxisante surtout, a été dénoncée; dix ans encore après la Seconde Guerre mondiale: tel célèbre professeur allemand, Gerhard Ritter, au Congrès historique international de Rome, proclamait haut et clair la nocivité de l’«école historique française», généralisation abusive au demeurant, et bien caractéristique de la guerre froide...Il n’en reste pas moins que la problématique historique s’est imposée. Cet élargissement des perspectives, revendiqué, prêché d’exemple pendant un quart de siècle (de 1929 à 1956) demeure dans plus d’un secteur un programme de recherches, dont les jeunes générations d’historiens découvrent encore aujourd’hui les vertus; le fait est patent plus encore à l’étranger qu’en France, où la diffusion des Annales et le rayonnement de leurs idées-forces s’est faite par à-coups, entravée par la guerre, par les controverses idéologiques de l’après-guerre, mais n’a cessé de s’affermir pendant les vingt dernières années. En même temps, s’est confirmé le renouvellement des méthodes de l’histoire: emprunts visant aussi bien la façon de poser les problèmes que les moyens utilisés pour les résoudre; dialogues plus approfondis à mesure que les plus neuves des sciences sociales progressent à grands pas et transforment le paysage intellectuel des sciences humaines – ainsi l’économie, la sociologie, la psychologie sociale. Peu à peu, les ambitions interdisciplinaires des novateurs prennent corps, dépassent le stade des vœux pieux et deviennent des échanges méthodologiques.3. Conjoncturalisme et structuresLes échanges dans le domaine économique, de l’économie politique à l’histoire, ont été les plus fructueux, les plus anciens aussi; d’un pays à l’autre, de profondes différences sont d’ailleurs sensibles. Par exemple, en Allemagne occidentale, tels historiens économistes restent attachés à des formes sectorielles d’analyse respectant les vieilles distinctions, agriculture, industrie, commerce, transports: en témoignent les luxueuses revues Tradition et Scripta mercaturae , largement subventionnées par de grandes entreprises, bancaires et industrielles. En Angleterre, prédomine, sous l’influence des travaux de Joseph Schumpeter, l’histoire des entreprises et des entrepreneurs: de style monographique, très attachée à reconstituer le devenir – ascension, voire déclin – d’unités économiques considérées comme caractéristiques. L’une et l’autre formule a ses adeptes en France et dans bien d’autres écoles nationales.Les «conjoncturalistes» françaisLa démarche française est originale; elle fut dominée pendant un tiers de siècle par l’œuvre et la personnalité d’Ernest Labrousse, qui suivit d’autres chemins: l’étude des conjonctures (sur le modèle de la crise qui coïncide avec le règne de Louis XVI, 1774-1791) a orienté longtemps la recherche des historiens économistes; elle a largement contribué à acclimater dans la problématique générale le doublet conjonctures-structures.Cette originalité de l’histoire économique française tient en partie à son point de départ: d’autres groupes, ailleurs, prenaient leurs modèles dans les travaux d’économistes comme Schumpeter et Keynes; en France, les travaux d’un sociologue économiste, François Simiand, attaché à l’étude du mouvement des prix, de la monnaie et des classes sociales ont fourni le point de départ. L’ambition d’Ernest Labrousse fut de saisir l’évolution sociale, à travers les fluctuations des prix et des revenus, comme il en a donné l’exemple (malheureusement inachevé) dans La Crise de l’économie française . Cependant historiens français et étrangers ont tous été touchés par la fièvre des économistes attachés à expliquer, sinon conjurer, la crise économique des années 1929-1935: le mouvement des prix, baromètre de la vie économique, est devenu dès lors l’argument essentiel sur lequel reconstruire les cycles, longs ou courts, qui rythment celle-ci; les ensembles dont les différents paramètres sont accessibles aussi aux historiens (fluctuations monétaires, salaires, prix, revenus) définissent divers types de conjonctures: cycles courts, mouvements saisonniers, rythmes séculaires parfois baptisés du nom de leur inventeur, Juglar, Kondratieff. Ernest Labrousse a imbriqué dans cette typologie complexe les phases A et B de Simiand, reconnu dans la crise de l’économie française à la veille de la Révolution une récession courte dans un mouvement séculaire (A) de prospérité couvrant le XVIIIe siècle. L’articulation, le jeu des conjonctures, est devenue pour trente ans la préoccupation majeure des historiens économistes; tel s’y est exercé au sujet de l’espace méditerranéen du XVIe siècle, tel autre en ce qui concerne l’Atlantique portugais.Le plus bel exemple qui puisse en être donné est fourni par l’œuvre majeure de Pierre Chaunu, Séville et l’Atlantique au XVIe siècle , longue description conjoncturelle des relations entre l’Espagne et l’Amérique espagnole depuis la conquête jusqu’aux lendemains de la disparition de Philippe II. Une fois admises des constantes (structurelles) géographiques, climatiques, géopolitiques, l’historien suit, reconstitue et commente mois après mois, année après année, l’ensemble des échanges transatlantiques assurés par le port de Séville. Là comme ailleurs, se pose le problème de l’articulation qui permet de passer des conjonctures aux structures; voire d’une analyse (conjoncturelle) à l’autre (structurelle). Il reste que cette méthode, à la fois, s’est imposée aux historiens économistes et a été adoptée dans tous les secteurs de l’histoire.L’identification des constantes structurellesConjoncture et structure sont les modes d’analyse utilisés par les historiens de la société, des mentalités, de la culture; cette double perspective permet en somme d’assumer tous les temps de l’histoire. À la limite, la conjoncture la plus courte se réduit en une perspective synchronique, non plus diachronique, et se définit par l’ensemble des traits reconnus pour un moment donné: ainsi reconnaissons-nous des saisons de l’esprit, un climat intellectuel ou spirituel identifié dans une période de temps plus ou moins courte. Chacun dispose d’indices comparables à celui des prix; l’historien des sociétés mesure ainsi le pourcentage des chômeurs, des grévistes, la fréquence des émeutes frumentaires, des contestations cérémonielles... À l’opposé, l’étude structurelle s’attache à l’identification des constantes, des relations qui durent pendant des siècles ou des décennies, et des mutations lentes qui peuvent se produire au cœur d’une telle continuité; ainsi en est-il des structures de la parenté, tissu des relations familiales, ou encore de telle vision du monde antérieure à la «formation de l’esprit scientifique» – structures, destructuration et conjonctures étant d’évidence inséparables (cf. R. Mandrou, Introduction à la France moderne et Magistrats et sorciers en France au XVII e siècle , étude consacrée au reflux d’une structure mentale).En ce sens, les historiens ont pratiqué l’analyse structurale (et conjoncturale) bien avant les philosophes aujourd’hui promoteurs du structuralisme. Celui-ci, dans ses acceptions les plus courantes, ne fait pas grand cas de l’histoire; au demeurant, les historiens ne prétendent pas faire de cette analyse l’alpha et l’omega de leurs méthodes; c’en est une, qui a conquis pleinement droit de cité, une parmi d’autres.4. L’histoire sociologisanteD’Émile Durkheim à Marcel Mauss et à Maurice Halbwachs, la sociologie du premier tiers du XXe siècle a, en France, exercé une influence déterminante sur l’historiographie, bien plus que n’ont pu le faire les plus grands sociologues américains, Talcott Parsons, David Riesman ou Paul Felix Lazarsfeld. Après la Seconde Guerre mondiale, lorsque la sociologie française eut pris une orientation sectorielle, par spécialisation industrielle, culturelle, religieuse, des transferts se sont même effectués de la sociologie à l’histoire: sous l’impulsion de Gabriel Le Bras, apparut la sociologie religieuse rétrospective, soucieuse de reconstituer les continuités spirituelles. Les travaux de Christiane Marcilhacy, sur le milieu du XIXe siècle, constituent le correspondant (grâce à une série d’enquêtes particulièrement imposantes ordonnées par l’évêque) des enquêtes et études de sociologie religieuse, dont Fernand Boulard a fait la synthèse dans les années cinquante. L’exemple est exceptionnel: beaucoup d’autres champs de la recherche sociologique se prêtent mal à d’aussi riches comparaisons, à commencer par la sociologie industrielle.Une documentation trop importanteCependant l’essentiel est dans le domaine des techniques (mieux vaudrait dire méthodes) utilisées par les sociologues pour faire face à une documentation surabondante, et peu à peu utilisées par les historiens, non sans peine d’ailleurs, en raison des traditions héritées de l’étude des périodes antique et médiévale, où l’historien peut toujours escompter une lecture exhaustive de la documentation. La sécurité que donne le rassemblement de tous les documents, encore possible, à la rigueur, en politique, dans la définition étroite du terme, n’a évidemment pas de sens pour les périodes moderne et contemporaine dans le domaine de l’histoire sociale ou culturelle. Bon gré mal gré, les chercheurs ont été amenés à mettre à l’épreuve pour leur compte des méthodes élémentaires de la sociologie, comme le sondage et l’échantillon.Même s’il répugne à la formule classique du «systématique au hasard», l’historien qui est aux prises avec des séries longues ordonnées chronologiquement (par le classement archivistique au moins) ne peut mieux faire que d’opérer un sondage, à intervalles réguliers, en étudiant toutes les années 0 et 5 d’une suite de procès criminels, de bordereaux de permis de chasse, etc. La régularité assure la validité de la séquence ainsi construite – et la distingue du coup de sonde, qui consisterait à extraire une seule année (fût-elle choisie selon des critères externes acceptables), sans autre étude. Toute manipulation d’un grand ensemble de documents modernes, comme les registres d’acquisition de bourgeoisie, les livres d’impositions urbaines, afin de reconstituer les comportements, les attitudes d’un groupe, d’une collectivité, suppose la pratique du sondage méthodique: la démographie historique en donne depuis des décennies les meilleurs exemples.La détermination d’un échantillon représentatif d’une société tout entière, d’une classe ou groupe, ou d’une unité sociale géographique, ville, ensemble rural, pose des problèmes plus difficiles. La difficulté est ici de déterminer les choix en fonction d’éléments considérés comme typiques ou particulièrement caractéristiques. La validité de la méthode est de moins en moins contestée, peut-être pour des raisons extérieures au métier, comme l’expérience fréquemment répétée depuis quelques années de l’extrapolation des résultats aux élections présidentielles et aux référendums à partir d’un échantillon très restreint exactement représentatif d’un corps électoral comptant 28 millions de personnes. Assurément la construction de l’échantillon représentant un groupe comme la noblesse champenoise ou les gens de robe à Rouen au XVIIIe siècle n’est-elle pas chose facile; elle suppose une démarche en deux temps: l’établissement et la mise à l’épreuve d’un pré-échantillon. Là encore, l’historien, submergé par trop d’inventaires après décès, de contrats de mariage, de donations et de legs, par exemple, n’a pas de meilleure ressource que d’utiliser cette méthode, d’un maniement difficile, mais d’un «rendement» sûr.Le secours de la linguistiqueL’analyse de contenu est la troisième acquisition des historiens qui mérite encore mention: elle est utilisée par les sociologues et psychologues sociaux, quand ils ont pour tâche de dépouiller les textes d’interviews non directifs, d’analyser des dossiers de presse, de confronter des témoignages prolixes (correspondances, comptes rendus de débats parlementaires, d’audiences judiciaires, etc.). L’analyse thématique pratiquée couramment par les spécialistes des sciences sociales habitués à confronter des opinions disparates, à mesurer des fréquences, des taux de répétition, etc. permet à l’historien de dépasser le stade de la critique textuelle positiviste, sans pour autant abandonner celle-ci. Dans ce domaine, la linguistique moderne vient prendre le relais et propose à l’historien une sémiologie encore plus raffinée. Elle exploite vocabulaire et syntaxe. Il est sans doute trop tôt encore pour jauger aussi bien l’accueil fait à ces innovations par les historiens déjà férus de sémantique que le parti qu’ils en tireront. Derrière ces novations d’ordre linguistique, toute une sémiologie est en voie de constitution, mais cette démarche tâtonnante ne se laisse pas encore appréhender aisément.Au demeurant, la relation sociologie-histoire ne laisse pas de poser quelques questions gênantes: s’il est vrai que l’histoire sociale, histoire des hommes vivant en société, est désormais la seule qui vaille d’être cultivée, autant et plus que l’histoire des individus, comme se plaisent à le répéter aussi bien Pierre Vilar que P. Goubert, il peut être étonnant de constater que les contacts méthodologiques entre histoire et sociologie ne sont pas plus importants. Cela tient-il à la prédilection que manifestent les générations actuelles de sociologues pour l’enquête directe par questionnaires, que les historiens ne peuvent pratiquer, sauf exception, étant donné le matériel dont ils disposent? Peut-être est-ce simplement l’effet du grand nombre des théories sociologiques: il y en a maintenant autant que de sociologues, qui sont plus étroitement dépendants du climat social et intellectuel, voire d’une certaine praxis sociale, que les historiens.5. L’histoire quantitativeLa formule d’histoire quantitative est à la mode, et revendiquée par maints bons esprits comme la seule qui ait de l’avenir: un économiste de la faculté de droit de Paris, Jean Marczewski en a exposé les postulats dans une Introduction à l’histoire quantitative qui a pris allure de manifeste; la faculté des lettres de Caen possède un Centre de recherches d’histoire quantitative, qui a publié quelques études; le Centre de recherches historiques de la sixième section de l’École pratique des hautes études se consacre désormais presque uniquement aux recherches de cet ordre, non seulement dans le domaine économique et social, mais aussi en anthropologie historique. Les États-Unis possèdent une importante école d’historiens économistes qui travaillent dans les mêmes directions, notamment sur les modèles du développement économique américain au XIXe siècle; on peut se référer aux travaux de Fogel.Tous les projets et programmes impliquent l’utilisation des moyens les plus perfectionnés pour manipuler l’information quantifiable, c’est-à-dire l’ordinateur – ou, mieux dit, le calcul opérationnel. Ce dialogue de l’historien et de la machine en est à ses débuts, mais il bénéficie d’emblée d’un prestige exceptionnel, qui tient à la fois aux facilités d’exploitation de l’appareil convenablement ravitaillé (appuyer sur quelques boutons pour obtenir en une fraction de seconde une réponse qui aurait demandé des journées de travail), et à la possibilité entrevue de récupérer une masse documentaire accablante, dont l’exploitation manuelle, mécanographique même, dépassait les forces de tout chercheur individuel, ou entouré de collaborateurs. Avec l’utilisation de l’ordinateur réapparaît l’exigence ancienne de traiter toute la documentation de façon exhaustive: ainsi l’histoire économique et sociale, la plus riche en matériel brut statistique, accéderait au même niveau d’exactitude que la plus traditionnelle.Il n’existe pas encore de «manuel» décrivant des règles d’utilisation de l’ordinateur propres aux historiens; deux problèmes retiennent, semble-t-il, l’attention des premiers utilisateurs. Il y a celui de la programmation, toujours difficile, des données qui doivent être fournies aux mémoires et à la «bibliothèque» (des sous-programmes d’opérations élémentaires) de la machine. Cette mise en machine exige une cohérence logique extrême, puisque tout le fonctionnement ultérieur dépend de ce point de départ. Quelques exemples récents, associant ordinateur et cartographie automatique, permettent de souligner les difficultés de l’opération: l’identification socioprofessionnelle des conscrits du XIXe siècle, à l’échelle nationale, est impossible sans multiples contrôles locaux, dès l’instant où les greffiers des registres emploient le terme de laboureur en deux ou trois sens différents, au nord et au sud de la Loire, à l’est et à l’ouest du Rhône; dès l’instant où le mot de voiturier veut dire ici conducteur de chevaux, là marinier de péniche. À plus forte raison les données strictement anthropologiques (couleur du poil, malformations congénitales, traits du visage) supposent-elles des mises au point préalables d’une extrême rigueur, c’est-à-dire un long travail qui contraste fortement avec la grande rapidité des passages (ou tours) eux-mêmes. En second lieu, l’utilisation du calcul opérationnel pose le problème général du jeu combinatoire: le meilleur rendement des machines est obtenu lorsque les données programmées comportent un petit nombre de variables sur lesquelles brochent des combinaisons complexes qui constitueront autant d’interrogations posées à la machine. Ainsi l’enquête anthropologique entreprise sur les dossiers de conscription joue avec le temps (de la Restauration à la fin du Second Empire), avec l’espace géographique, avec l’origine professionnelle des conscrits et de leurs familles. Mais il arrive fréquemment qu’un dossier historique présente un grand nombre de variables quantifiables, et en même temps un nombre limité de rapports à mettre en valeur: sans doute programmeur et historien peuvent-ils travailler ensemble à regrouper et réduire le nombre de ces variables, en sorte que l’utilisation de la machine soit plus «rentable»; mais il leur est difficile de multiplier les relations permettant de rendre le jeu plus intéressant. Toute documentation quantifiée – ou quantifiable – ne relève certainement pas, ipso facto, de ces modes de calcul; il peut paraître vain, en outre, de mettre en machine des données soumises à des variables trop simples, pour démontrer par exemple que les conscrits, fils de bouchers ou boulangers, sont plus grands ou plus solidement constitués que des fils de manœuvres. Par contre, la rigueur formelle de la programmation ligne à ligne et de la manipulation des différents paramètres soumet l’historien à une exigence de logique qui n’a pas d’équivalent et qui suffirait à légitimer l’engouement actuellement manifesté par les néophytes.6. Histoire totale, histoire dialectiqueLe discours de l’historien, enrichi de problématiques plus larges et, simultanément, des méthodes adéquates pour les traiter, s’est ainsi affiné au cours des dernières décennies. Les historiens s’orientent vers la recherche interdisciplinaire non plus seulement par curiosité et sympathie à l’égard des sciences humaines voisines, mais par la nécessité même du dialogue.La résurrection intégrale du passéDe ce renouvellement global, le meilleur témoignage est dû à la plume du plus grand spécialiste en matière d’histoire diplomatique: Pierre Renouvin, dans l’introduction à sa collection «Histoire des relations internationales», en 1953, souligne combien celle-ci, de type international, doit se renouveler en étudiant l’évolution des forces sociales, économiques, spirituelles même, qui ont pu exercer une influence sur les diplomates, les gouvernements et les peuples dans la mesure du moins où cette évolution a été décrite et expliquée par les historiens. S’agissant de savoir quelle histoire reconstituer pour expliquer le présent, il n’est pas vain de constater un accord de principe.Bonne façon au demeurant d’expliquer l’ambition d’histoire totale affirmée, plus ou moins ouvertement, par nombre d’historiens aujourd’hui, comme si la célèbre formule de Michelet, «la résurrection intégrale du passé», retrouvait ses vertus. Encore convient-il de s’entendre sur ces définitions et leurs implications méthodologiques. Plusieurs thèses récentes proclament nettement de tels choix: Le Roy Ladurie, au début de ses Paysans de Languedoc , Deyon pour Amiens au XVII e siècle , Dreyfus pour Mayence au XVIII e siècle . Dans un espace géographique et temporel bien délimité, tous proposent, à parts inégales toutefois, une reconstitution de la vie économique, des structures sociales, des activités culturelles: «Économies, Sociétés, Civilisation» en somme, c’est-à-dire le sous-titre en forme de programme de la revue Annales . Selon leurs préférences et selon la richesse de la documentation, la place faite à chacun des volets du triptyque est plus ou moins grande. Cependant la tripartition n’est au plus que juxtaposition: il s’agit d’histoire moins totale que totalisante, par addition des différents secteurs, traités de façon autonome, et sans que soit impliquée toujours une vision originale. Il s’agit en quelque sorte d’une solide rénovation de l’«histoire générale» telle que l’écrivaient les universitaires du XIXe siècle, riche en tableaux et récits plus ou moins colorés et complets.Rendre compte de toutes les structures et de leurs relationsL’histoire totalisante n’est pas dialectique. En effet, l’histoire dialectique – qu’elle utilise ou non le jargon classique des infrastructures et des superstructures – implique nécessairement l’étude des relations qui existent, dans la longue durée comme dans la conjoncture courte, entre les différents éléments qui constituent la vie d’une société. L’historien explique l’essentiel et rend service aux spécialistes des sciences sociales lorsqu’il démontre les mécanismes qui lient culturel et économique, par exemple: comment faire une bonne histoire économique de l’Ancien Régime sans retrouver le poids psychologique de la charge seigneuriale sur la paysannerie? Comment comprendre la soif des terres de la bourgeoisie sans saisir l’attrait, social et psychologique, du prêt usuraire dans les campagnes, représentant parfois jusqu’à 10 p. 100 de la rente foncière proprement dite? Ainsi comprise et cultivée, l’histoire dialectique récuse tout déterminisme qui imposerait la prédominance d’un facteur – le facteur économique notamment – sur tous autres, en tous temps et en tous milieux. L’«économisme» du XXe siècle a induit en erreur plus d’un chercheur dans ces trente dernières années. Comme le soulignait Lucien Febvre, à propos du marchand du XVIe siècle français, les structures religieuses avaient dans la société de ce temps infiniment plus d’importance qu’aujourd’hui. Cela impose à l’historien de les placer dans des perspectives spécifiques, de «modéliser» leurs relations avec les autres modes d’activité en des termes qui en rendent compte.La définition de l’histoire dialectique implique une autre exigence de méthode: le refus non seulement de privilégier, mais aussi d’isoler quelque structure que ce soit, si ce n’est aux fins d’analyse partielle, reconnue comme telle et située dans une perspective globale. Une étude d’opinion ou de mentalité n’a pas de sens si elle est menée sans référence aux réalités représentées et sans établir la relation qui permet de mesurer sublimations ou frustrations. Il en serait de même d’une histoire des tensions sociales qui se bornerait à décrire les émotions et mouvements sans indiquer le rapport entre motivations reconnues et conditionnements des groupes en présence, ou encore d’une recherche d’histoire économique uniquement soucieuse de flux, de pôles de croissance ou de variations conjoncturelles réelles mais ignorante de la façon dont ces mouvements ont été perçus, acceptés ou combattus par les agents économiques. Vérités simples qui énoncent, non des postulats théoriques d’une dialectique immuable et transcendantale, mais les règles élémentaires d’une problématique qui commande la fécondité d’une recherche: en l’état actuel du mouvement des idées historiographiques, l’histoire dialectique représente sans nul doute l’exigence la plus haute qui soit proposée aux chercheurs soucieux de définir une méthode apte à appréhender le réel dans toute sa complexité. À ce titre, la perspective globale et dialectique est une obligation pour l’historien préoccupé de définir la méthode la plus féconde, la plus efficace.7. Débats méthodologiquesCet exposé des méthodes et des objectifs assignés à la science historique, respectant la chronologie historiographique, fait apparaître assez le jeu de réactions, de discussions constructives, qui a présidé à l’élaboration de ces différentes définitions. C’est assez dire que les débats méthodologiques ne sont pas clos; et que la maison des historiens compte maintes chapelles attachées à la défense et illustration de toutes les formules, les plus dépassées comme les plus ambitieuses. Deux points paraissent mériter l’attention à l’heure actuelle: d’une part, la facilité avec laquelle cohabitent dans un même milieu professionnel et intellectuel, des conceptions aussi différentes – voire antagonistes – de l’histoire; d’autre part, l’ampleur du débat ouvert avec les autres sciences humaines (sociologie, anthropologie notamment) qui contestent le discours historique.La coexistence pacifique des écoles historiquesLa coexistence pacifique des écoles historiques doit s’entendre sur deux plans: d’une part, à l’intérieur de chaque milieu national, où cohabitent des historiens attachés à telle ou telle formule, d’autre part sur le plan international.En Amérique, la communauté historienne réunit dans ses congrès annuels des tenants de toutes obédiences, dûment authentifiées: spécialistes de l’histoire des idées attachés aux normes de l’histoire philosophique à la manière de Benedetto Croce, tout comme les animateurs de la nouvelle école quantitativiste, dont les promoteurs se passionnent pour la modélisation strictement économique, allant jusqu’à construire le modèle du développement économique des États-Unis au XIXe siècle dans l’hypothèse où les chemins de fer n’auraient pas été inventés. De même, en Italie, se côtoient des historiens marxisants, disciples d’Antonio Gramsci, des spécialistes de pure économie passionnés uniquement par les productions de laine, de soie ou de safran, et encore les derniers héritiers de Croce. En Allemagne occidentale, la tradition positiviste continue à dominer l’Université, contrôlant les chaires d’histoire générale, tandis que les nouvelles chaires (et centres) d’histoire économique, créées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, sont aussi attachées à l’étude sectorielle exclusive que leurs homologues d’Allemagne orientale la répudient. Sans doute, des frictions, des concurrences de clientèle peuvent apparaître ici et là: dans telles universités allemandes ou helvétiques, l’histoire économique est reléguée dans les facultés de sciences sociales; dans les universités françaises, l’histoire économique et sociale peut encore faire figure, ici et là, de parent pauvre, de même que dans les commissions du Centre national de la recherche scientifique. Mais au total, la juxtaposition pacifique est la règle.Dans les pays socialistes, où l’organisation de l’enseignement et de la recherche est soumise à une direction idéologique inspirée du marxisme-léninisme, une telle cohabitation est en droit impensable. Là prévaut la conception du matérialisme historique avec toutes les implications dans le choix des thèmes d’étude comme des méthodes d’investigation. Il est pourtant frappant de constater, à la lecture des œuvres publiées comme dans les contacts personnels, que ce carcan idéologique n’a pas la rigueur que d’aucuns imaginent; la lutte des classes, en tous temps et tous lieux, n’est pas l’unique objet des études entreprises; surtout, il est remarquable de constater dans maints ouvrages une dichotomie lourde de sens entre les postulats constamment réaffirmés, au moins dans des introductions chargées de bonnes citations, et la pratique du récit historique, qui révèle un attachement inattendu à la méthode positiviste la plus platement, la plus mécaniquement utilisée: tel historien soviétique spécialiste d’histoire diplomatique, et particulièrement de l’alliance franco-russe de 1890, en serait la plus belle illustration.Sur le plan international, il est bien évident que la même coexistence se manifeste avec plus d’éclat encore: les congrès internationaux d’historiens en fournissent l’illustration. Dans ces vastes rassemblements, des milliers de personnalités réaffirment avec vigueur dans rapports et discussions leurs positions de principe et la validité de leurs travaux. Le sort fait dans ces assemblées aux débats méthodologiques est particulièrement significatif: la jeune Association internationale des historiens économistes avait, lors de son premier congrès, décidé d’instituer dans ses assises quinquennales une section de méthodologie; celle-ci a fonctionné en tout et pour tout une fois au Congrès d’Aix-en-Provence en 1962 (sa résurrection est annoncée pour 1970 à Leningrad). Ce qui donne une bonne part de son sens à cette coexistence, accord tacite de non-élucidation, de non-confrontation, plus que reconnaissance implicite de telle et telle méthode. Attitude dangereuse en outre, en un temps où le discours historique est contesté par d’autres sciences humaines.Contestations des sciences voisinesIl convient en fait de distinguer deux niveaux, où l’histoire en tant que science se trouve remise en question par des sciences aux objectifs impérialistes, capables à la limite de lui dénier toute finalité spécifique.Un premier débat est ouvert par les sociologues et psychologues sociaux, qui prétendent rendre compte de tout devenir social: l’Association des sociologues de langue française n’a-t-elle pas organisé, en octobre 1968, un congrès consacré au problème des mutations, sans y inviter un seul historien? En fait, le débat peut assez bien être cerné en termes de variables et de corrélations: les sociologues en quelque domaine que ce soit, construisent leurs modèles explicatifs à l’aide de paramètres, assez nombreux, dont le jeu est d’observation plus ou moins aisée. Parmi ces paramètres, ils font figurer le temps (au même titre que les distances, les effectifs de la famille, le niveau de vie mesuré en salaires ou revenus, etc.). Sur les échelles de variation, le temps figure donc comme une simple donnée, semblable aux autres – espace de temps régulièrement délimité (du style t 0, t 1, t 2), certes point réversible, mais nullement privilégié. Alors que pour l’historien, non seulement le temps est irréversible, mais créateur de mutations, ou de continuités, qui pèsent sur le devenir des groupes et des sociétés globales. Sans doute naguère les historiens (particulièrement les spécialistes de politique) ont-ils poussé trop loin en ce sens, lorsqu’ils prétendaient que le succès justifie la politique. Ce reliquat d’une idéologie théologique est abandonné. Ce qui demeure en question ici – et fait l’opposition irréductible entre historiens et sociologues – est le pouvoir créateur du devenir humain, dans nos sociétés occidentales du moins, toujours attachées à lier le présent au passé, à justifier le présent par le passé. Quiconque a pratiqué l’histoire contemporaine de sociétés apparemment emportées dans une accélération sans fin de mutations techniques et scientifiques répétées ne peut que reconnaître le bien-fondé du point de vue historique.Plus fondamentale est la contestation structuraliste, sous deux formes au moins, celle de Claude Lévi-Strauss et celle de Michel Foucault. Le premier développant avec la plus grande ampleur les résultats de ses recherches sud-américaines en arrive à redéfinir, au fil de ses Mythologies mieux encore que dans ses premiers livres, un donné humain fondamental, face auquel l’histoire n’a de sens que comme lecture de l’accidentel. La démonstration, en matière d’autojustification, est donnée dans les dernières pages de la «deuxième mythologique», Du miel aux cendres , où Lévi-Strauss affirme posément que la seule différence qui sépare les Nambikwara des Grecs, c’est que, brochant sur ce fonds commun, les Grecs ont vécu un fameux miracle, alors que les Nambikwara sont demeurés en l’état antérieur. Mais ce miracle grec n’a pas d’autre explication que l’accident – ou la série cumulée de menus accidents, fruits du sort – qui est du domaine de l’historien: «L’analyse structurale concède [à l’histoire] une place de premier plan: celle qui revient de droit à la contingence irréductible... Pour être viable, une recherche tout entière tendue vers les structures commence par s’incliner devant la puissance et l’inanité de l’événement.» Autrement dit, le domaine de l’historien est celui de ce hasard, grâce auquel rien ne se répète dans l’évolution de l’humanité: ce qui ramène l’historien aux définitions positivistes du XIXe siècle.Plus subtile sans nul doute est la démarche de Foucault, amorcée dans Les Mots et les Choses , confirmée dans L’Archéologie du savoir . Philosophe lui aussi, Foucault s’attache à décrypter les discours des sciences humaines et réduit en poussière l’histoire des sciences, comme l’économie politique, la biologie, telle qu’elle était décrite jusqu’ici; de là, il met en question tout discours historique dans la mesure où celui-ci n’est pas capable de reconstituer le langage d’une époque – du XVIIIe siècle notamment –, reprochant en un sens aux historiens de n’avoir pas reconstitué l’univers mental des sociétés d’autrefois, tel que le réclamait Lucien Febvre il y a un quart de siècle. Foucault, dans son Archéologie , en vient à affirmer l’inutilité du discours historique, du moins tel qu’il le connaît.À l’une et l’autre de ces entreprises, les historiens n’ont encore donné aucune réponse. Ce qui porte témoignage peut-être d’une bonne conscience abusive et constitue un refus de cette ouverture interdisciplinaire vers laquelle se tournent pourtant tous les espoirs.
Encyclopédie Universelle. 2012.